Marchal. Initiations à la sociologie. Questions pour apprendre à devenir sociologue
Introduction. Un manuel territorialisé, historicisé et socialisé
Ce manuel d'intro à la socio n'est pas une histoire des "grands auteurs" (cela conduit à faire d'un penser un héros isolé et mythifié), ni une histoire des idées (s'intéressant à des écoles, doctrines, courants de pensée courant le risque de réduire l'épaisseur sociale/historique de la socio à quelques idées appréhendées en bloc).
«Les écueils de cette approche sont bien connus: elle considère trop souvent les systèmes d'idées comme des entités irréductibles plutôt que comme ce qu'ils sont en fait: des constellations d'hypothèses et d'idées que l'on peut dissocier et même isoler, décomposer et regrouper en systèmes différents» (Nisbet, 1984).
Plutôt une histoire sociale des idées lato sensu
conjuguer au pluriel des questions sensibles
Les idées, théories et concepts socio ne résultent pas d'un engendrement sui generis mais comme des réponses à des questions, défis, crises affectant nos existences/l'ordre social -> partir de questions socialement partagées, et non de notions sociologiquement balisées. Des questions que tout le monde se pose ou presque.
questionner le sens d'un monde incertain mais à faire...
Les questions posées ici en vue d'initier au raisonnement socio/démo se justifient par la place importante qu'elles occupent dans nombre d'esprit: les questions sur la famille, l'identité, la mobilité sociale, la culture, la sociabilité, le numérique, le genre, la déviance... Si la société actuelle n'est plus saturée de grands récits/idéaux, elle est en proie à des questionnements qui renvoient à la question du sens. On est confronté à une "insécurité ontologique" (Giddens, 1994), résultant notamment d'une perte de confiance dans le sens donné à l'aventure humaine => prendre acte que les sociétés s'auto-inventent, en dehors de tout recours à un principe créateur extérieur à l'action humaine (Dieu, etc.).
Notre condition sociale moderne = la pensée humaine acquis la capacité d'être par elle-même, à l'origine de sa propre destinée. La modernité "nous fait passer du sacré au sujet" (Touraine, 2015). La socio elle-même participe de la désacralisation des sociétés, de notre volonté d'être des sujets/auteurs de notre histoire. Le raisonnement socio va de pair avec une exclusion/mise à l'écart de Dieu dans l'horizon de sens (processus de sécularisation).
questionner les origines nécessairement humaines des sociétés.
Née au moment de révolution politiques, scientifiques, industrielles décisives du XIX^ème^ siècle, la socio participe de la laïcisation des sociétés. Le regard socio rend de fait éminemment responsable de ce qui est à venir, à construire. Norbert Elias (1993) parlait de "désenchantement émotionnel" car désacraliser les fondements des sociétés va à l'encontre des certitudes, croyances possédant une valeur sentimentale. Nombre de nos contemporains oublient les fondements humains de notre monde, notion de réification: ce qui est d'origine institutionnelle, et donc forcément humaine, est appréhendé en termes d'artificialité non humaine (Berger et Pullberg, 1965).
Cet oubli des origines humaines de ce sur quoi on s'appuie pour mener nos existences est compréhensible. Si la socio participe d'une laïcisation du monde en rappelant que ce qui est à l'origine du monde des êtres humains ce ne sont ni plus ni moins que des êtres humains dépourvus de garantie ultime de sens.
pour une éthique de la disponibilité au monde, aux autres et à soi.
Le sociologue est ancré dans le monde social, il doit travailler sur, et être travaillé par les questionnements sociétaux de son époque. Pour Weber (1992), ce qui préside à tout engagement socio relève, nolens volens, d'un "rapport aux valeurs" à l'origine du sens et de l'importance culturelle que le savant confère à tel ou tel phénomène.
Les "classiques de la discipline": Marx, Weber, Durkheim, Simmel.
Il faut enfin être perméable/sensible aux apports de la discipline, comme aux apports relatifs à ce qui est autour de nous, et à ce qui est en nous (= les contours d'une éthique sociologique de la disponibilité au monde, aux autres et à soi). L'objectif est d'être surpris/intéressé par la réalité sociale. Notre compréhension des autres univers sociaux est difficile car on est "gorgés d'abstractions et débordants de mots et de phrases" (James, 2000). C'est aussi d'une éthique de la curiosité et de l'altérité qu'il s'agit.
Ce que le sociologues nomment "le social" se trouve aussi bien au-dessus des individus (État, institutions, idéologies...), entre eux (normes relationnelles, rites d'interaction, codes langagiers...), dans les individus (modèles culturels intériorisés, manières d'être incorporées, raison d'agir...), à côté d'eux (objets intimes, territoires vécus, lieux de mémoire), et même après eux (effet d'agrégation, ségrégation compromis et contrats résultant d'accords/transactions sociales...).
Qu'est-ce que la famille?
En sciences humaines, la famille est peut-être l'un des objets qui nous confrontent le plus à nos "prénotions": les discours sur la famille sont nombreux à être empêtrés dans les pièges de la naturalisation (=considérer comme naturel un phénomène social), ou de l'ethnocentrisme (=considérer comme meilleur modèle son groupe d'appartenance).
la famille telle que nous la connaissons est naturelle (idée reçue n°1)
Sens commun de ce qu'est une famille lié à la reproduction humaine qui a une base biologique, sur laquelle s'établissent a priori les rapports de parenté. Mais on s'aperçoit vite qu'il n'existe pas de modèle universel de famille, suivant une quelconque "loi naturelle".
La famille repose sur une série d'invariants: les fonctions que remplit la parentalité -> la conception de l'enfant, lui donner un nom, veiller à sa santé et son bon développement, l'élever et l'instruire, ainsi que les relations de droits/devoirs associées (responsabilité, autorité, interdiction des rapports sexuels). Mais les groupes qui remplissent ces fonctions peuvent varier selon les sociétés/cultures. Les humaines ont construit de multiples réponses à la question "qu'est-ce que la famille?"
L'anthropologie distingue des systèmes de filiation patrilinéaires (=l'enfant descend du clan du père) et des systèmes matrilinéaires (=il descend du clan de la mère). La discipline a aussi recensé une variété de terminologies de parenté, des variations dans la manière d'associer tel terme, et tel statut, telles responsabilités et telles obligations, à telle personne. En Occident, le "père" est différent de l'oncle, mais l'oncle paternel et l'oncle maternel sont réunis par le même terme (=terminologie linéaire). D'autres ont un vocabulaire qui séparent selon les générations, selon le clan, voire même totalement distingué.
Ces variations selon les cultures ont fait l'objet de la théorie de l'alliance (Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1949): dans les sociétés tradis, l'échange de femmes entre différents clans obéit à des contraintes sociales parfois strictes, qui définissent quelles femmes sont épousables. Il distingue:
- les "structures élémentaires" dans lesquelles il existe des règles claires encadrant la circulation des femmes d'un groupe à l'autre ; les "structures complexes" où il y a plus d'ouverture et d'indétermination.
- l'échange "restreint" (=l'échange direct et simultané entre 2 groupes) ; l'échange "généralisé" (=implique plusieurs groupes et peut être différé, sur plusieurs générations).
la parenté ne serait qu'une affaire de biologie (idée reçue n°2)
La famille n'implique pas que du biologique, mais aussi du social et du politique: faire une famille, c'est échanger, s'allier avec d'autres, transmettre... Toutes les sociétés ont des règles définissant les possibles, des obligations ou des systèmes de réciprocité, pour encadrer voire contrôler les alliances.
- Ce sont ces enjeux sociaux qui façonnent notre manière d'envisager la maternité et la paternité, et par là, les relations entre les hommes et les femmes. L'autonomie que les femmes gagnent au XXè n'est pas une négation de la biologie, mais la fin de cet arbitraire social dessinant 2 sphères d'activités distinctes: sphère privée (monde des femmes) ≠ sphère publique (monde des hommes et des affaires).
- L'importance des rituels dans la production des "êtres humains": on n'est pas que le produit d'une fécondation, pour être des humains à part entière, il faut que nous soyons confirmés en tant que tels par des rituels sociaux.